Le piano


Dans la villa Notre Dame Reine Des Anges longeant la côte pacifique, j’aime encore les parfums édulcorés des hibiscus rouges posés sur les rebords des fenêtres ouvertes sur le plongeon des eaux chlorées. Je me revois encore faire des longueurs au rythme d’un poisson d’eau douce sous la lune blanche à la sonate mélancolique. Ces soirées plongées dans le désir bleu de la piscine olympienne m’enivrent comme mes doigts posés sur le piano aux touches blanches lentes et noires rythmées. J’aime jouer les compositions de Erik Satie à minuit passé toujours comme dans un rêve infini. Le temps n’existe pas dans la villa Notre Dame Reine Des Anges. Il n’a jamais existé. Le coucou en bois peint rouge et blanc de l’horloge reste toujours suspendu sur les aiguilles hautes de minuit. Minuit vertical. Minuit vertigineux. Maintenant silence. Le très-haut minuit me laisse dans un état léthargique. Pour la première fois, le coucou se met à chanter. Je le croyais muet. Et pourtant… Je jouais du piano quand très vite la mélodie rêveuse et mélancolique vire dans une symphonie cacophonique. Je me dis que mon piano joue mal. Peut-être est-il essoufflé par mes inlassables nocturnes. Encore une fois, je me hasarde sur les touches du piano qui finit par sombrer dans la folie du désordre. Une évidence s’est imposée à moi. Le mal-être de mon piano me rappelait que c’est moi qui jouais mal. Mon piano partageant mes heures heureuses de solitude avait ressenti mes états d’âme. Toujours besoin de mon compagnon enchanteur de la nuit, je rejoue encore pour oublier un peu. Je joue des croches, des rondes, des blanches, des noires encore des rondes puis des triples croches. J’approche un passage difficile à jouer. Mes doigtés ralentis presque abrutis butent sur chaque note. Les notes s’entrecroisent, se disputent entre elles. J’avance, j’affronte ces querelles musicales. Mon cœur palpite en jouant ces notes syncopées. Je ne veux m’arrêter, je ne peux pas, je veux oublier, m’oublier. Je suis ivre de mal jouer. Je bois encore ces mauvaises notes toujours en désaccord. Je me sens mal. Mes légers doigts deviennent maladroits et lourds. La mélodie tourne dans le grave frôlant le pathétique. Je vois des tourbillons partout. J’entends des cris qui collent à moi. Je perds mes repères, je suis hors du temps, hors du monde. Les livres posés sur le piano ne ressemblent plus à rien. J’avais perdu le sens de l’existence des objets qui m’entouraient. J’ai envie de partir, je cherche la porte. Où est la sortie ? J’ai du mal à respirer. Où est la sortie ? Des cris encore des cris qui me tapent dans la tête. J’ai le sommeil plus lourd que ces cris hallucinants. La sortie est longue. La porte est trop loin. Je m’endors sur mon piano, ma bouche se cogne sur le bois noir musical. Je saigne tout doucement. Des cris encore des cris qui me hantent. Je m’énerve, je tape fort sur le bois de mon piano. Je saigne encore de la bouche jusqu’à faire rougir le clavier tout blanc. J’entends un cri, un autre cri plaintif venant sous mes mains tremblantes. Mon piano a mal. Je lui ai fait mal. Mon piano saigne noir. Je trouve enfin la sortie. Je me réveille tout doucement. J’ai mal aux reins et j’ai laissé une tache rouge sur mon lit. Mon rouge mensuel a marqué ma longue chemise blanche de la nuit tourmentée. J’ai mal dormi. Je n’ai pas aimé ce mauvais rêve.

Aucun commentaire: